BOOKCLUB : « Kim Jiyoung, née en 1982 », ou la banalité de la violence patriarcale

Kim Jiyoung, née en 1982, de l’autrice coréenne Cho Nam-joo, est sorti en 2016 et a grandement participé à la diffusion des idées féministes en Corée du Sud. Nous revenons pour vous sur ce phénomène, toujours d’actualité en 2024.

Résumé : Kim Jiyoung est une femme ordinaire, affublée d’un prénom commun – le plus donné en Corée du Sud en 1982, l’année de sa naissance. Elle vit à Séoul avec son mari et leur petite fille. Elle a un travail qu’elle aime mais qu’il lui faut quitter pour élever son enfant. Et puis, un jour, elle commence à parler avec la voix d’autres femmes. Que peut-il bien lui être arrivé ?

Crédité par les uns, accusé par les autres d’avoir provoqué une vague de féminisme en Corée du Sud, Kim Jiyoung, née en 1982 est l’histoire banale d’une sud-coréenne moderne. Le roman la suit au fil des 167 pages de sa naissance à sa vie de mère, nous parlant tour à tour de sa place dans sa fratrie, de son entrée à l’école, de son premier petit ami, de son rapport au travail ou encore de sa découverte de la maternité. 

L’autrice Cho Namjoo adopte des mots simples et un ton descriptif, factuel, pour nous décrire les joies mais surtout les peines de son héroïne aux prises avec une société qui la ramène sans cesse à son statut de femme. Il est bien difficile de ne pas comprendre rapidement que ce qui est au cœur du roman, c’est bien ça : le continuum de violences, de sacrifices et de désillusions vécus par Kim Jiyoung et, à travers elle, par toutes les femmes sud-coréennes. 

“Kim Jiyoung se sentit comme prise dans les dédales d’un labyrinthe. Elle avait cherché une voie avec sérieux et sagesse, or il s’avérait que cette voie n’existait pas, n’avait jamais existé.”

Son petit frère que l’on sert systématiquement en premier à table, les règles vestimentaires absurdes imposées aux filles à l’école primaire, son premier petit ami doux et gentil qui lui fait tout de même des remarques du type “Fais un peu de sport”, la difficulté de trouver un emploi dans une société qui survalorise les hommes, le déchirement de devoir quitter un travail qu’elle aime lorsqu’elle devient mère… Mille petits exemples qui sont distillés dans ce roman pour nous faire expérimenter, si on ne la vit pas déjà au quotidien, une condition féminine qui se révèle parfois cruelle. 

La violence des impensés sexistes

Le récit parvient à montrer avec justesse que les inégalités hommes-femmes sont le fruit d’une société profondément patriarcale, dans laquelle les injonctions sexistes sont souvent des impensés. La plupart des hommes qui entourent Jiyoung ne se pensent pas misogynes, et on sent que certains, comme son mari Daehyeon, croient réellement faire de leur mieux. Et pourtant, les violences réelles et symboliques vécues par la jeune femme ne cessent jamais.

Un exemple : alors que Jiyoung est enceinte, elle et son mari doivent décider comment ils s’organiseront à la naissance du bébé, eux qui travaillent tous les deux beaucoup. Quand ils en concluent que c’est Jiyoung qui quittera son travail pour s’occuper de leur enfant, Daehyeon, plein de bonne volonté, lui affirme qu’il l’aidera. Et la jeune femme explose. 

“Tu ne peux pas arrêter cinq minutes avec cette histoire que tu m’aideras ? Que tu m’aideras pour le ménage, que tu m’aideras pour le bébé […] ? Cette maison-là qu’il faut nettoyer, n’est-ce pas aussi la tienne ? Le bébé, n’est-ce pas aussi le tien ? […] C’est quoi cette manie de parler tout le temps de ça, comme si tu me rendais d’inestimables services tout le temps ?”

C’est aussi cette histoire, rapportée par une amie de Jiyoung : celle d’une étudiante brillante de leur université qui peine à trouver du travail et qui s’entend dire “Pour l’entreprise, un femme trop intelligente est un problème.”

Ou encore ce passage du livre qui évoque la découverte d’une caméra dans les toilettes de l’ancienne entreprise de Jiyoung, prenant des photos intimes des femmes à leur insu. En évoquant les collègues masculins qui ont découvert les clichés et qui, au lieu d’alerter les autorités, les ont fait circuler autour d’eux, on lit cette phrase qui résume bien tout le problème : “Ils ne savent même pas que c’est un crime, ils n’ont même pas ce concept”

Pris indépendamment, tous les événements rapportés par ce livre peuvent sembler anodins. Mais leur accumulation tout au long de la vie de Kim Jiyoung montre bien le poids de cette violence accumulée, qui la brise d’années en années. L’autrice Cho Namjoon, qui a écrit cette histoire en deux mois et a expliqué que la vie de Kim Jiyoung n’était “pas si différente de celle qu’elle avait mené”, montre ici avec brio la banalité mais aussi la cruauté du sexisme ordinaire. 

Un roman au coeur de la polémique

Succès d’édition vendu à plus d’un million d’exemplaires et traduit dans 18 langues, Kim Jiyoung, née en 1982 est un ouvrage qui a fait couler beaucoup d’encre dans son pays d’origine. Publié en 2016, l’année où le mouvement #MeToo démarre en Corée, le roman devient rapidement un objet de débat public.

Alors que de nombreuses femmes sud-coréennes disent s’être reconnues dans ce récit, le livre fait aussi l’objet de critiques nombreuses et virulentes, certains l’accusant d’être subjectif et d’encourager à la haine des hommes. Les personnalités publiques qui déclarent l’avoir lu, comme la chanteuse Irene de Red Velvet ou l’actrice Suzy, voient leurs réseaux sociaux inondés d’insultes. 

Et quand le roman est adapté au cinéma en 2019, l’actrice principale Jeong Yumi, qui joue le rôle de Kim Jiyoung, reçoit en l’espace d’une journée des milliers de commentaires haineux sur son compte Instagram. Une pétition est même créée pour demander au président d’interdire la sortie du film. 

Ces débats et leur violence sont symptomatiques d’un pays encore aux prises avec les inégalités hommes-femmes. La Corée du Sud est en effet le pays de l’OCDE dans lequel l’écart de salaire est le plus grand (31% en 2021). Une étude révélait également que 79% des hommes coréens ayant entre 20 et 29 ans considèrent les discriminations à l’égard des hommes comme un problème sérieux. Sans parler du fait que les femmes représentent en Corée du Sud 89% des victimes de crimes violents (contre 50% aux Etats-Unis, par exemple).

Encore récemment, des groupes féministes sud-coréens révélaient un nouveau scandale sexuel dont nous vous parlions dans cet article : des milliers d’hommes coréens partagent sur des groupes Telegram des photos intimes de femmes de leur entourage prises à leur insu. 

Tous ces problèmes sont évoqués dans Kim Jiyoung, née en 1982, et c’est bien ce qui fait la force du livre : impossible désormais pour le lecteur d’ignorer les centaines de façons dont les femmes sont victimes du système patriarcal. En choisissant d’écrire sur une héroïne ordinaire que possible, Cho Namjoo montre le sexisme que subissent, d’une façon ou d’une autre, toutes les femmes.

Car ne nous méprenons pas : si ce récit est profondément ancré dans la société coréenne, c’est pourtant bien l’histoire d’un patriarcat planétaire qu’il raconte. Partout dans le monde, les femmes sont ramenées à leur fonction de procréatrices, harcelées dans la rue, rabaissées au travail ou victimes des violences les plus abjectes. Partout dans le monde, il y a des Kim Jiyoung. Et c’est bien pour cela que ce récit est à mettre d’urgence entre toutes les mains, en particulier celles des hommes. 

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